Léa
Cela ne serait pas très honnête si je te disais, sous prétexte d’enrichir ce texte de quelques lignes supplémentaires, que j’ai retrouvé ces photographies, dans mon grenier, abandonnées dans un vieux carton couvert de toiles d’araignées. Cela ne serait vraiment pas honnête de ma part et contraire aux principes que sont les miens. Je ne te dirais donc rien à ce sujet. Dans cette seizième lettre, je ne te résumerais, pas non plus, » MZE regards d’Afriques » éditions Jean- Pierre de Monza, cela me prendrait trop de temps et trop de pages. Je me contenterais simplement d’effleurer quelques souvenirs sur l’envers de ce miroir, dont, ici, tu n’as qu’un vague reflet.
Ces portraits, car il s’agit de portraits, sont le résultat d’une expédition photographique qui me conduisit pendant six semaines dans le nord du Kenya, dans la région du Turkana, entre l’Ethiopie, le Soudan, l’Ouganda et la Somalie. Dans ma carrière de photographe, ce travail, qui ne fut pas de commande, s’est inscrit parmi mes plus beaux et plus riches souvenirs. C’était à l’époque de l’argentique. Six semaines pendant lesquelles avec Michel Laplace Toulouse, Robyn, Lucienne, Valérie, et mon assistant Bwana miam-miam (Eric), nous avons installé nos campements chez les Samburu, Rendillé, Arial et Turkana. Six semaines de prises de vues sans avoir la possibilité de développer une seule image.
Pour le photographe, quelque soit sa maîtrise, six semaines d’incertitudes et d’angoisses.
A cette époque, pas si lointaine, nous n’avions pas le droit à l’erreur.
Je comprends, pour la génération numérique, aux résultats immédiats, que cela puisse apparaître comme étant surréaliste. Surtout, qu’aujourd’hui, grâce aux logiciels de développement, tout ou presque tout, trouve une solution acceptable. A l’époque de ces photos, surtout en inversible couleur, notre tolérance était dans le meilleur des cas d’un tiers de diaphragme; soit moins que rien.
Au contact de ces tribus, aux rencontres exceptionnelles, j’ai vécu six semaines inoubliables. C’était le Kenya d’hier, celui des contrées lointaines où seuls quelques curieux osaient s’aventurer.
Pendant ce séjour sur ces territoires plus ou moins hostiles, chez les Samburu, nous fûmes invités à deux mariages, mais aussi, un soir de pleine lune, pendant notre sommeil, cambriolés par des morans (jeunes guerriers au service du clan). Fort heureusement pour nous, la lourdeur de notre sommeil et la poésie de nos ronflements nous ont vraisemblablement prémunis contre des conséquences plus dramatiques.
Chez les Arial, nous avons emprunté leurs dromadaires pour transporter le matériel au travers des Mathiews Range Forest et rejoindre la rivière Malgis. Les dromadaires, quelle galère! Ca pue du gosier, ça bave et ça déblatère. Dans la montagne, il faut les tirer, les astiquer avec une badine pour les faire avancer. Dans la plaine, c’est nous qui tirons la langue et courrons après pour les rattraper. Il parait qu’ils peuvent ainsi, quelque soit la chaleur, couvrir plus de soixante kilomètres en une seule journée.
Chez les Rendillé, avant le passage de leurs troupeaux, nous nous sommes abreuvés à leurs puits chantants. Les puits chantants… quel joli nom. Ce sont des puits par capillarité où la profondeur pour capturer l’eau varie en fonction de l’avancée de la sécheresse. Juste après les pluies l’eau apparaitra dès les premiers mètres. Plus loin sera le souvenir de ce bienfait du ciel, plus il faudra creuser, s’enfoncer dans la terre. Ils pourront atteindre, sans étai de soutien, des profondeurs dépassant les dix mètres et nécessiteront de la part des hommes beaucoup de courage pour, seau après seau, de mains en mains, apporter à la surface ce précieux liquide brunâtre au goût terreux. Ces puits, d’où émanent le chant des hommes qui, tout en se donnant du courage, remercient de ce bienfait Wakh, leur Dieu, s’effondreront pour redevenir nature dès les premiers orages.
Chez les Turkana, but ultime de cette expédition, avec nos véhicules nous avons traversé du Nord au Sud la Suguta Valley et connu l’enfer. Dans cette vallée volcanique, formée il y a plus de 4 millions d’années, découverte en 1888 par le compte Austro-Hongrois Samuel Téléki et Ludwig Van Höhnel, où rares sont depuis les européens qui ont osé s’y aventurer, notre quotidien fut composé d’une chaleur dépassant les 50°, de passages, quasi impraticables, mettant à rudes épreuves nos véhicules et nos dos, auxquels, il faut additionner, au soleil couchant, alors que nous aspirions à un repos bien mérité, la furie du vent lequel, par dépression entre le chaud et le froid, soulevait, à nous en recouvrir, une cendre volcanique plus fin que le talc.
Mais, crois-moi, cela en valait la peine. C’est peut-être au fond de cette dépression, chez les quelques Turkana qui s’y trouvent, que j’ai réalisé mes plus beaux clichés.
Au travers de ce document unique, de ces portraits sur fond de bâche (« mon studio du bout du monde »), ce que j’ai cherché à faire, c’est simplement d’arrêter le temps, de fixer, pour toujours, avec dignité, avant que ne s’éteigne leur culture, l’image de ces femmes et de ces hommes drapés de noblesse pour qui la vie et la mort ont une autre dimension.
Ni mensonge, ni vérité, l’image photographique est le reflet d’un instant privilégié, le photographe un simple passeur d’images.
Pendant ce périple où j’ai perdu onze kilos, aujourd’hui largement rattrapés, j’ai eu à ma disposition trois véhicules, une dizaine de dromadaires, quelques ânes et pour m’assister et me seconder, entre les chauffeurs, les interprètes, le cuisinier, les janissaires, Michel, Robyn, Lucienne, Valérie, Bwana Miam-miam, pas moins de quatorze personnes qui comme moi ont travaillé comme des forcenés pour que cette expédition soit une réussite. Nous avons certes souffert, mais aussi appris beaucoup de choses. Aujourd’hui encore je les en remercie.
P.S Aux dernières nouvelles un des jeunes Moran qui me servait d’escorte est aujourd’hui chef de district dans le Turkana.
Mon Cher Daniel,
je te remercie beaucoup pour ce très beau texte qui m’a beaucoup touché. J’ai perçu une très grande émotion dans tes mots. L’expérience a du être extraordinaire. Tes talents de conteurs m’ont fait ressentir le terrain, l’ambiance et les bruits du voyage. C’est un récit fantastique. J’aurai aimé en savoir encore un peu plus.
Tu as su me transporter et me donner envie d’y être. Ce n’est pas simple à faire. Que j’aimerai un jour aller sur tes traces et ressentir ces émotions.
Merci.
Tes photos sont extraordinaires. J’en connaissais certaines. Du grand art.
Amitiés
Amar
Bonjour Daniel,
Superbe images et très beau texte. Une autre époque, un autre monde, mais les images restent.
Tout nos vœux depuis le Costa Rica.
Cordialement,
Franck